"Pense et bête", une exposition de Jihye Jung
Diplômée du DNSEP MAGMA* de TALM-Le Mans en 2023, puis en résidence au sein de l'École, Jihye Jung présente l'exposition Pense et bête (Beasty notes) aux Bains Douches à Alençon.
Procrastiner vite
Il y a de quoi douter, non ? Ces objets qui nous entourent, avec lesquels nous vivons. Avec les gens, c’est parole contre parole. Et leurs gestes. A quoi pensent-ils ? Sont-ils ok ? Ou étrangers, même à eux-mêmes ? Et les bêtes ?
Jihye Jung vit dans un monde d’interrogations. Des interrogations graves, sur des choses graves. Sur le monde. Et aussi sur d’autres sortes de questions, à la fois très personnelles, communes et partagées. Délicatement triviales, ou intimes, très intimes. Les grandes questions et les petites sont l’objet du même regard, du même doute, quelque part pourrait-on croire entre ingénuité et naïveté. Ce regard, Jihye en fait la matière de sa pratique au jour le jour. Dans sa peinture, par l’écrit, en photographiant. Au fil de sa jeune carrière, elle se donne cette liberté des langages, avec pourtant — l’exposition Pense et bête le montre — une prédilection pour la peinture, pour le tableau. Mais qu’importe le support, une évidente unité d’esprit conduit les propositions de l’artiste : celui d’un rapport au monde rempli de petites joies et de grandes angoisses, de futilité et de gravité, tout cela tenu à bonne distance par un ton qui lui est propre. L’artiste ne rechigne pas à se reconnaître dans l’humour, mais c’est trop peu dire. Il y a peut-être un mot coréen pour désigner cela ? (« À vérifier » dirait l’artiste). Les anglais —qui s’y connaissent en humour, dit-on— ont cette expression : parler tongue in cheek. Pour parler par understatement (les Anglais encore); par litote : dire moins pour faire entendre plus. Mais non, ce n’est pas encore ça. Pas de calcul ou de ruse de pensée : le propos est direct, trivial voire cru s’il doit l’être. Toute la profondeur est en surface. Ainsi cette peinture de peu de matière, à l’huile souvent, mais dense de la densité du monde, avec ces images fortes par délicate économie descriptive. Nul cynisme, un soupçon de grotesque, pas même vraiment de dérision, non. Mais un regard idiot.
L’idiotie, pas vraiment celle que célèbre, un rien cynique parfois, l’esthétique de l’idiotie à la Jean-Yves Jouannais, qui aime en faire trop. Pas même de la dérision belge, mais plus proche de celle qui grince chez le peintre Carlos Kusnir. Bien plutôt l’idiotie que décrit le philosophe Clément Rosset dans Le Réel - Traité de l’idiotie. Avec sa manière de revendiquer la joie comme condition au-delà de la résistance du réel, de choisir la jubilation blanche de la vie à la jubilation noire des passions tristes, plutôt qu’à céder au pathos devant cette substance bizarre, consistante et impalpable, menaçante mais dont nous sommes faits. Le Réel excède : il résiste. Jamais aucune représentation ne sait le contenir véritablement. Nulle traduction n’en rend vraiment compte. Il déborde. Il y a toujours encore de vaisselle à faire. Idiot, entendons-le avec Rosset, c’est le idio— de idiosyncrasie, et de idiotisme. Le singulier irréductible, que Rosset traverse avec cette « force majeure » d’un vitalisme affirmé. Jihye Jung en fait un titre à son mémoire : « Resterenvie ». En un mot.
Un regard idiot, donc, instruit de cette irréductibilité, mais volontaire et résolu. Jihye le note dans son journal : « …Non idiote, idiot ça va ce mot ? » Et n’en pratique pas moins sa manière d’epokhé — cette suspension de jugement volontaire que les philosophes phénoménologues revendiquent comme méthode. Pour elle, l’attention phénoménologique commence au cœur de la vie quotidienne, matérielle et organique. Y a-t-il bien un système des objets ? Les choses de la maison et la planète qui brûle !? Et le corps qui se manifeste, poils, boutons, faim, douleur ; et tout ce qui sort du corps, les odeurs et autres matières que l’hygiénisme préfère refouler, l’urine et le caca. Comment pissons-nous, nous le filles, vous les garçons ?
Un regard idiot, qui sonde dans la profondeur ; et qui s’incarne dans une écriture de la platitude, de l’ordinaire. Les choses sont là. Jihye fait des rencontres, s’étonne et questionne : un pâtisson ? Une soirée enneigée ? Une conversation inachevée ? La toile blanche qui attend son tour ? Le trouble traverse le journal un rien foutraque que tient Jihye : au gré des pages, au lecteur de se retrouver dans les pensées de l’artiste. Liste de course, micro récit, questions : « Depuis quand c’est l’art ? ». Avec la gaucherie très expressive, en parole ou par écrit, elle fouille dans cette épaisseur du langage, mesurée par quelqu’un qui parle dans une langue qui n’est pas maternelle. Tongue in cheek, il s’agit de prendre le monde au pied de la lettre et d’en faire une allégorie douce amère et joueuse, toujours à refaire. De tableau en page, d’images à partager, entre fable et souvenir, comme autant de conjurations vitales, procrastiner, mais vite — avec urgence, joie et appétit.
Christophe Domino
Professeur à TALM-Le Mans, critique et théoricien d'art
*Le DNSEP MAGMA désigne la Mention en Art et Géomatériaux du DNSEP option Art.