Ouvrage collectif : "Les flâneries en paysages"
Entretien avec Rachel Rajalu, directrice de la publication
À l'occasion de la sortie en librairie de l'ouvrage collectif Les Flâneries en paysages jeudi 16 janvier aux éditions des Presses universitaires de Rennes, nous avons rencontré Rachel Rajalu, qui en a dirigé la publication.
C'est à la suite d'un cycle de conférences à TALM-Le Mans, consacré aux flâneries en paysages, que Rachel Rajalu*, professeure de philosophie et d'esthétique a souhaité proposer cet ouvrage éponyme. Il réunit les contributions de Mehdi Ahoudig, Rodolphe Alexis, Laurent Buffet, Claire-Ingrid Cottanceau, Céline Desmoulière, Julie.C Fortier, Pierre-Henry Frangne, Miguel Mazeri et Pauline Nadrigny.
Pour mieux comprendre les enjeux de la flânerie, activité à laquelle nous nous adonnons parfois sans même y penser, Rachel Rajalu a répondu aux questions de Adham Bnibourk, chargé de la communication à TALM-Le Mans.
Entretien
Adham Bnibourk – Rachel, pourquoi as-tu choisi de travailler sur le thème de la flânerie ?
Rachel Rajalu – Les choix thématiques sont souvent multifactoriels. Il s’agit généralement d’une rencontre trouble entre un contexte professionnel, des désirs pédagogiques et des événements personnels.
J’ai été recrutée à TALM-Le Mans en 2017 et je souhaitais proposer un programme de conférences pour les élèves qui intéresserait leur parcours d’apprentis artistes et designers et me permettrait en même temps de mieux connaître et rejoindre les pratiques pédagogiques de l’établissement.
J’ai observé à mon arrivée que plusieurs enseignants mettaient la marche au cœur de leur processus pédagogique, mais aussi de leur processus de création. D’un côté, Miguel Mazeri**, qui enseigne la sociologie et l’anthropologie, s’intéressait à ce moment-là de près au rôle de la marche dans la découverte d’un territoire, qu’il s’agisse de celui de l’école, en tant qu’édifice dédié aux apprentissages artistiques et de design, ou celui de la ville du Mans. Il convoquait la marche pour introduire les élèves à la fois aux sciences sociales et aux procédés de conception en design.
D’un autre côté, Rodolphe Alexis, pratiquait le fieldrecording (à savoir l’enregistrement sonore de terrain) dans sa démarche de création, et l’enseignait auprès des élèves du DNSEP Design sonore.
Enfin, Claude Lothier, professeur de perspective, emmenait régulièrement ses élèves parcourir le Mans pour leur apprendre à voir et à dessiner la ville.
La marche, la promenade, la flânerie, la dérive, toutes ces modalités du déplacement faisaient partie intégrante du cursus des élèves et c’était peut-être le moment de proposer un temps condensé de réflexivité critique et philosophique sur ces pratiques.
Sortant d’une thèse de doctorat en philosophie et esthétique portant sur les effets expérientiels de la représentation théâtrale, j’étais de mon côté particulièrement sensible à la question de la marche sur les plateaux dans sa capacité à déployer des paysages imaginaires chez les acteurs·ices et chez les spectateurs·ices. D’une certaine manière, c’est par la marche que les espaces dramatiques naissent. De nombreux chorégraphes et metteur.euses en scène contemporain.e.s ont exploré et mis en scène ce mode de déplacement avec l’idée que cette activité élémentaire se situe au commencement de toute expérimentation, compréhension et action créative.
L’automne 2017, c’était aussi tout juste un an après la disparition soudaine de mon frère Samuel, qui était un compagnon de vie très cher et très aimé. Il se trouve que Samuel était architecte-paysagiste, il avait été formé à l’École nationale supérieure de paysage de Versailles, après avoir été diplômé de l’école d’architecture de Nantes, puis de Rennes. C’était un amoureux de la flânerie et avec lui j’ai longuement marché dans des paysages très variés. Quand nous étions enfants, il m’encourageait à m’émerveiller de l’existant, à regarder tout autour, à sentir les environs et les milieux que nous traversions, à être attentive aux vivants, aux météores et à leurs mouvements, ce qui signifiait pour moi de sortir de l’univers des mots et des livres pour aller directement au contact du monde extérieur. Il me manquait terriblement et j’avais envie de lui rendre hommage. C’est la part secrète et personnelle de ce projet.
J’ai donc proposé à l’école un cycle de conférences sur les flâneries, auquel mes collègues Miguel et Rodolphe ont été associés, puis ce cycle a pris la forme d’un ouvrage collectif.
AB – C’est quoi flâner ?
RR – Flâner, c’est une manière tout à fait particulière de marcher. Elle est particulière parce qu’elle est sans but déterminé, sans direction, sans orientation, sans fonction, sans finalité spécifique. Flâner, c’est marcher aveuglément, à tâtons, dans l’ignorance de ce qui va arriver. Mais ce n’est pas pour autant errer, car cette activité n’est pas liée à une perte de repères. Lorsque nous flânons nous sommes conscients d’avancer sans objectifs précis mais nous n’éprouvons pas pour autant un sentiment de perte, d’inquiétude ou de crainte profondes.
Au contraire, flâner est une activité agréable qui accorde un plaisir immédiat, car c’est une marche qui ne requiert aucun autre effort que celui de mettre un pied devant l’autre avec confiance. Le philosophe Pierre-Henry Frangne le souligne avec force dans ce volume lorsqu’il compare la course en haute montagne à la flânerie (cf. l’entretien avec Pierre-Henry Frangne). La flânerie est donc une marche légère, insouciante, vaporeuse, rêveuse, presque dansée, ouverte aux qualités sensibles des milieux comme aux circonstances, dont les rythmes peuvent certes varier mais sont souvent plutôt lents. Pour toutes ces raisons, flâner relève d’une expérience esthétique. C’est une activité qui engage et dans laquelle s’engagent des corps sentant et pensant dans un temps et un espace pleinement vécus.
AB – En quoi notre représentation de la flânerie a évolué au cours du temps ?
RR – D’un point de vue pratique, la flânerie a toujours existé comme il a toujours existé des flâneurs et des flâneuses. Mais il est vrai que conceptuellement ce terme a retenu la curiosité des penseurs et artistes parisiens notamment au XIXe siècle, penseurs et artistes qui l’ont lié au développement des villes, à la construction des grands boulevards, des passages couverts, enfin à l’apparition des grands magasins. Aussi la figure du flâneur a-t-elle été associée aux paysages urbains modernes conçus et mis au service d’une économie de type capitaliste allant vers la consommation de masse, qu’elle en soit fascinée et captive ou distanciée et critique.
L’ambition de cet ouvrage collectif était de déconstruire cette association sans nier les ambiguïtés politiques de la flânerie (cf. l’article de Laurent Buffet et moi-même). Nous avons montré que d’une part la flânerie peut se pratiquer dans tous les types de paysages, exceptés ceux dangereux comme la haute montagne, et d’autre part qu’elle contribue à développer chez ceux et celles qui la pratiquent une conscience écologique.
AB – A-t-on encore aujourd'hui le temps de flâner ?
RR – Ah ! Cette question laisse entendre que non... Tu as peut-être raison, notamment si l’on se réfère à l’analyse critique de l’accélération sociale caractéristique de notre modernité tardive proposée par le philosophe Hartmut Rosa. Bien sûr que ces phénomènes d’accélération technique, sociale et de rythme de vie donnent le sentiment de manquer de temps pour s’adonner à des pratiques oisives et nonchalantes. Mais ces expériences et sentiments de précipitation, de vitesse, d’empressement et de désynchronisation peuvent justement être contrebalancés par des contre-pratiques telles que la flânerie, des pratiques où se réinstaure une temporalisation pour nos vies. Paresser en marchant est une manière de suspendre le temps productif (qui comprend le temps de la consommation) et ses effets délétères, ou si tu préfères aliénants, en reprenant conscience que ma constitution, et plus largement le monde, sont façonnés par le temps, et non l’inverse. La flânerie développe une conscience de l’histoire, ne serait-ce que par l’expérience de son processus même et des rythmes différenciés de ses pas, qui permet d’échapper aux pièges du présentisme, ce nouveau rapport au temps des sociétés contemporaines, dénoncés en particulier par l’historien François Hartog.
Mais pour répondre plus directement à ta question, je ne crois pas du tout que la flânerie soit hors de notre portée. Au contraire, c’est une activité gratuite, simple et gratifiante qui peut s’exercer dans n’importe quel intervalle de nos vies calculées – de la maison à la gare, de la gare à l’école, de l’école au théâtre – et même s’étendre au-delà de ces frontières à force d’y prendre goût.
AB – Où peut-on flâner ?
RR – N’importe où, à condition que le pas puisse avancer sans souci pour notre sécurité. Mais dans ce livre, nous examinons aussi d’autres paysages pour la flânerie : les paysages imaginaires suscités par les créations sonores ou les voix d’un côté (cf. l’entretien avec Mehdi Ahoudig) et les paysages virtuels, qui ont donné naissance au mot d’e-flânerie, d’un autre côté. Contre toute attente, il est possible de flâner tout en restant immobile si l’on interprète métaphoriquement les déplacements de notre imagination et de nos formes attentionnelles comme des flâneries.
AB – En quoi flâner peut intéresser des élèves en école d'art et de design ?
RR – D’abord flâner c’est renouer par l’exercice avec une histoire de l’art qui a mis en son centre la marche (Thierry Davila, Antoine de Baecque, Rebecca Solnit et d’autres en ont élaboré des narrations). De nombreux artistes ont pratiqué ou pratiquent encore la marche comme ressource pour la création, comme action artistique, comme geste critique. L’appel des artistes vers la marche signale leur désir de rapprochement entre l’art et la vie ordinaire. Ils convoquent aussi une certaine idée de la marche comme effort de résistance.
Ensuite, flâner c’est comprendre par l’action ce qui la distingue d’autres formes de marche comme la promenade, la dérive situationniste, l’errance, le vagabondage, la manifestation politique ou syndicale et donc apprendre à différencier des manières artistiques de marcher comme les enjeux spécifiques qui leur sont liés.
Flâner pour des élèves artistes et designers, c’est encore apprendre à éprouver, à sentir, à regarder, à être en relation et à connaître le monde dans lequel ils et elles vivent, monde qui les constitue en même temps qu’ils et elles participent à constituer. C’est assimiler le rôle central du corps dans ces apprentissages, ces relations et ces rapports de coconstitution. Artiste ou designer, chacun conçoit et crée dans un monde déjà-là qu’il convient de comprendre et de connaître pour avoir conscience en retour de la portée de ses propositions pour ce monde.
Enfin, et ce n’est pas le moins important, flâner c’est faire une expérience esthétique réjouissante et plaisante, une façon saine et salvatrice de goûter et de prendre plaisir à l’existence.
AB – Quels enjeux auxquels font face nos sociétés impliquent ou légitiment à nouveau la pratique de la flânerie ?
RR – Je ne suis pas sûre de bien comprendre la question, en tout cas, celle de la légitimité ne m’intéresse pas beaucoup. La question écologique est sans doute celle qui travaille le plus en profondeur notre époque, puisqu’il en va de la survie du système Terre tel que nous le connaissons. Mais cette question concerne tous les autres aspects de nos formes de vie : politique, économique, culturel, social, juridique, philosophique, etc. De nombreux penseurs, artistes et paysans insistent sur la nécessité d’inventer de nouvelles manières d’habiter (ou de ré-habiter) le monde qui permettent à chacun de pouvoir y développer son « conatus », cet effort par lequel « chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être » dit Spinoza. Il ne s’agit pas de dire que la flânerie répondra à elle seule à ces défis ! En revanche, elle peut apporter sa contribution dans le sens où elle œuvre à une transformation dans nos manières de nous représenter et de pratiquer nos paysages, c’est-à-dire nos milieux de vie.
Par l’expérience de la flânerie, les paysages ne sont plus conçus comme des espaces simplement façonnés par notre regard ou par nos interventions techniques mais sont traversés comme des espaces relationnels où la vie de chaque être – y compris la nôtre – dépend de celle des autres. La flânerie concourt au développement d’une conception écologique des paysages et partant sensibilise aux différents soins que nous devons leur porter. En cela, elle participe, modestement certes, à la transformation de nos formes de vie en faveur de l’augmentation de nos puissances d’être.
AB – Quels sens sont mobilisés lors d'une flânerie ?
RR – Tous ! La flânerie c’est avant tout une expérience sensible et même sensuelle. Lorsqu’on marche dehors sans but, l’odorat, l’ouïe, le goût, le toucher, la vue sont tous en éveil, aux aguets, en alerte. Bien que la flânerie contienne un certain degré d’indolence, elle reste ouverte aux senteurs, aux couleurs, aux formes, aux sons, aux volumes, aux profondeurs, aux mouvements, aux textures, etc. La flânerie est une des plus belles manières d’approcher la sensualité du monde, même si les éléments de ce monde ne sont bien sûr pas tous agréables ou beaux. C’est en vertu de cette sensualité que ce livre collectif s’est penché sur des approches artistiques de paysages olfactives (cf. l’article de Julie C. Fortier), visuelles (cf. l’entretien avec Claire-Ingrid Cottanceau), polysensorielles (cf. l’article de Céline Desmoulière), ou encore sonores (cf. les articles de Rodolphe Alexis et Pauline Nadrigny). Nous avons choisi d’insister sur la dimension sonore en raison du caractère enveloppant du son, qui figure clairement la notion de milieu et notre perspective écologique.
AB – Est-ce que ce livre donne envie de flâner ?
RR – Ouvrir la porte et sortir pour se faire l’hôte du monde ? Oui, j’ai un léger espoir que ce livre soit aussi une invitation au plaisir du contact et à l’émerveillement.
* Rachel Rajalu est coordinatrice du DNSEP Art à TALM-Le Mans
** Miguel Mazeri est coordinateur du DNSEP Design & Territoires à TALM-Le Mans