Les écarts de la réflexion
Deuxième temps des journées de réflexion Le sensible. Objet et principe de partage proposé par Christian Ruby, philosophe et professeur à TALM-Tours, dans le cadre du master Art mention Sculpture, avec la modération de Nicole Denoît, docteure en littérature française et en sciences de l’information et de la communication.
Venir, voir, trouver. Expressions de visiteurs dans l’Égypte pharaonique, par Antoine Parlebas, professeur associé aux départements Art et Conservation-restauration des biens culturels spécialité Œuvres sculptées de TALM-Tours.
- Rire : une rencontre du corps avec le monde, par Jean Fourton, psychanalyste.
- Le 1% dans l’architecture scolaire, de 1951 à 1983 : de l’œuvre symbolique à la sculpture d’usage, un autre rapport au sensible ? par Marie-Laure Viale, artiste.
- La perception du sensible dans le domaine sonore par Claude Alma, artiste du son.
Programme détaillé
Venir, voir, trouver. Expressions de visiteurs dans l’Égypte pharaonique, par Antoine Parlebas, professeur associé aux départements Art et Conservation-restauration des biens culturels spécialité Œuvres sculptées de TALM-Tours
L’omniprésence figurative de l’écrit et des textes dans l’Égypte ancienne - des moindres objets aux murs des grands édifices - affirme la fonction du discours et de sa dimension performative dans la société pharaonique. Ces innombrables inscriptions qui exaltent l’image officielle que le système théocratique voulait affirmer de lui peuvent souvent paraître convenues et même répétitives. Cependant, dans la grande variété des formulations et de leurs formes, un certain nombre de documents, notamment littéraires et poétiques mais aussi des stèles de particuliers, laissent percevoir des expressions plus sensibles, plus personnelles et même parfois très intimes. Le ressenti personnel, le sentiment amoureux, une perception individuelle de l’instant, du temps, du lieu, de sa propre présence au monde s’expriment occasionnellement sous diverses formes figuratives ou graphiques.
Ainsi, par exemple, dans la région de Thèbes et dans celle de Memphis, sous la XVIIIe et la XIXe dynasties, des scribes ont tracé sur des édifices choisis des graffiti commémorant leur passage dans ces monuments parfois déjà très anciens. Affirmations individuelles, ces « inscriptions de visiteurs » (Besucherinschriften, Visitors’graffiti), tracées à l’encre d’une écriture assurée et souvent élégante, se développent assez fréquemment à partir d’une formulation assez standardisée, mais permettent aussi une expression personnelle du scribe. Révélant un rapport au sacré, au regard, au temps (passé et à venir), mais aussi l’appartenance à un groupe social, à une communauté privilégiée avec ses codes, ces graffiti attestent là encore de la diversité des formes et des expressions égyptiennes du sensible.
Rire : une rencontre du corps avec le monde, par Jean Fourton, psychanalyste
Le rire propre de l’Homme ? Peut-être, qu’importe. Mais de quoi s’agit-il ? D’où nous vient-il ? Dans un temps et un lieu donnés, comment se déclenche-t-il ? Allant du sublime au dérisoire, processus défensif mitoyen de la mort qu’il représente parfois, le rire n’est pas drôle du tout. Il asphyxie, alors que les pleurs oxygènent. Et pourtant, il est réputé bon pour la santé, et constitue un trait d’union entre les êtres. Dans une sérendipité, un dénouement réel-symbolique-imaginaire (°) pour chacun, rire à deux des mêmes choses, c’est déjà l’amour, avec sa part nécessaire d’ignorance au sujet de l’autre. Encore avait-il fallu, d’abord, qu’un troisième terme aie répondu présent à l’appel du corps réceptacle : le monde et la perception subjective que nous en avons.
Le 1% dans l’architecture scolaire, de 1951 à 1983 : de l’œuvre symbolique à la sculpture d’usage, un autre rapport au sensible ? par Marie-Laure Viale, artiste
Renouer le dialogue entre l’architecture et les beaux-arts, relancer la commande aux artistes plasticiens et offrir une éducation artistique à tous les élèves du territoire national sont les trois objectifs déclarés du dispositif du « 1% de décoration » dans l’architecture scolaire. Un arrêté daté du 18 mai 1951 officialise la mesure. Ces quelques douze mille œuvres vont s’inscrire d’une part, dans le contexte de la Reconstruction et de la construction en série des établissements scolaires, et d’autre part, dans un contexte artistique de dialogue et d’intégration des arts à l’architecture, voire de synthèse des arts. Si le projet n’est pas nouveau - une première mouture a été écrite en 1936 lors du Front populaire - le contexte de l’après-guerre et l’économie de la Reconstruction du pays favorisent sa concrétisation.
À propos des œuvres produites, on observe deux grands ensembles successifs. Un premier corpus réunit les productions de l’après-guerre réalisées par des artistes survivants et déjà actifs dans l’entre-deux-guerres, marqués par la question du décoratif dans sa relation à l’architecture. Puis, à partir des années 1960, une nouvelle génération d’artistes et d’architectes œuvrant avec les modes de production industrielle, encouragée par l’État, propose des espaces sculptés, des environnements à habiter. Ces architectures-sculptures réalisées avec les matériaux du BTP n’ont pas de fonctions précises mais proposent des espaces à vivre dont les modes sont à inventer.
À travers plusieurs exemples, la communication témoignera de ce passage d’œuvres à caractère symbolique vers des formes environnementales sculptées, forums, patios, théâtres de plein air, et s’interrogera sur ces nouvelles formes sculpturales.
Pourquoi et comment l’État, les architectes et les artistes font émerger à partir des années 1960 des formes sculpturales à habiter qui ouvrent un autre rapport au sensible. Quel est ce nouveau rapport ? Ces environnements ont-ils joué un rôle au sein des établissements voire au-delà dans la ville ?
La perception du sensible dans le domaine sonore par Claude Alma, artiste du son.
« Music is the cup that holds the wine of silence.
Sound is that cup, but empty.
Noise is that cup, but broken. »
Partant de cette citation de Robert Fripp et après avoir rappelé des notions élémentaires à propos des manifestations du sonore, Claude Alma se propose d’aborder la problématique de la perception de ce qui relève du sensible dans le fait sonore en soulevant plusieurs questions : Qu’est-ce qui constitue le son ? Comment le perçoit-on physiquement ? Comment se déploie-t-il dans l’espace ? Quelle distinction peut-on faire entre son, musique et bruit ? Qu’est-ce qu’une composition ? Que peut-on appeler une situation d’écoute ? Quels dispositifs favorisent des conditions d’écoute ? Quelles sont les interactions, les pratiques spatiales et sociales liées à l’écoute ? A l’heure des supports et des dispositifs sonores numériques, est-il encore possible de capter ce qui est de l’ordre du sensible ?
Claude Alma illustrera ses propos de ses propres recherches mais aussi en proposant des extraits de pièces d’Eliane Radigue, Charlemagne Palestine, Rioji Ikeda, etc.
Synthèse du premier temps des journées de réflexion Le sensible. Objet et principe de partage Les Écarts du sensible
Nombreuses sont les personnes qui n’enveloppent dans le concept de sensible qu’une épithète, un adjectif qualifiant leur vécu ou leur manière de ressentir des sensations. Les conférences précédentes ont montré qu’il fallait élargir franchement cet usage et reconnaître au sensible une plurivalence, historique et culturelle, ainsi qu’une dimension de sociabilité. D’ailleurs, pour sommaire que soit l’usage commun, on peut cependant y reconnaître une position coïncidant avec la logique du sujet moderne et les techniques de contrôle dans nos sociétés. Une telle conception du sensible offre à leur assignation de sujet une certaine protection contre les altérités par trop bouleversantes, les multiplicités perturbantes et les vérités qui se dissolvent. On en retient cependant que le sensible partage, l’humain en âme et corps, et organise un certain rapport au commun.
Les arts peuvent en témoigner ou mettre ces partages en cause. Aussi faut-il décider d’une question centrale. Devons-nous laisser ce concept de côté et ne plus y faire référence, ou devons-nous tenter de le modifier pour en faire l’épine dorsale d’une entreprise résolue de construction d’un autre espace de penser ?
Par le truchement des conférences du 13 décembre 2018, de manière synthétique, nous pouvons affirmer que « le sensible » est un substantif qui peut ne pas se contenter de présenter des données extérieures à la réflexion afin qu’elle s’en saisisse. Il peut présenter plutôt le plan d’un écart avec la tradition et plus largement le plan de forces qui agissent afin d’interrompre les découpes des espaces et des temps, des mots aussi, ces espaces de langage qui permettent de voir ou de ne pas voir des objets communs.
Ces conférences nous ont placé au seuil d’une révolution du sensible qui pourrait s’établir sur la question : comment penser un régime du sensible qui ne fasse pas l’objet d’une suspicion de la part de l’idée et qui libère la productivité infinie du sensible.